Une déclaration pionnière, la Charte du Manden

« Toute vie est une vie… »

Les chasseurs du Manden
1222

En 1222, soit cinq cent soixante-sept ans avant la Déclaration des droits de l’homme, le jour de l’intronisation de Soundiata Keita comme empereur du Mali, la Charte du Manden (ou Mandé) est chantée au pays Mandingue. L’empire du Mali, alors à son apogée, s’étend de l’océan Atlantique au Niger. Il connaît une grande prospérité grâce à l’intensification des échanges marchands. La paix et la liberté exceptionnelles qui y règnent sont dues, selon les historiens, à cette Charte, modèle d’humanisme et de tolérance.

Toute vie est une vie.
Il est vrai qu’une vie apparaît à l’existence avant une autre vie,
Mais une vie n’est pas plus « ancienne », plus respectable qu’une autre vie,
De même qu’une vie n’est pas supérieure à une autre vie.
Les chasseurs déclarent :
Toute vie étant une vie,
Tout tort causé à une vie exige réparation.
Par conséquent,
Que nul ne s’en prenne gratuitement à son voisin,
Que nul ne cause du tort à son prochain,
Que nul ne martyrise son semblable.
Les chasseurs déclarent :
Que chacun veille sur son prochain,
Que chacun vénère ses géniteurs,
Que chacun éduque comme il se doit ses enfants,
Que chacun « entretienne », pourvoie aux besoins des membres de sa famille.
Les chasseurs déclarent :
Que chacun veille sur le pays de ses pères.
Par pays ou patrie, faso,
Il faut entendre aussi et surtout les hommes ;
Car « tout pays, toute terre qui verrait les hommes disparaître de sa surface deviendrait aussitôt nostalgique ».
Les chasseurs déclarent :
La faim n’est pas une bonne chose,
L’esclavage n’est pas non plus une bonne chose ;
Il n’y a pas pire calamité que ces choses-là dans ce bas monde.
Tant que nous détiendrons le carquois et l’arc,
La faim ne tuera plus personne au Manden,
Si d’aventure la famine venait à sévir ;
La guerre ne détruira plus jamais de village
Pour y prélever des esclaves ;
C’est dire que nul ne placera désormais le mors dans la bouche de son semblable
Pour aller le vendre ;
Personne ne sera non plus battu,
A fortiori mis à mort,
Parce qu’il est fils d’esclave.
Les chasseurs déclarent :
L’essence de l’esclavage est éteinte ce jour,
« D’un mur à l’autre », d’une frontière à l’autre du Manden ;
La razzia est bannie à compter de ce jour au Manden ;
Les tourments nés de ces horreurs sont finis à partir de ce jour au Manden.
Quelle épreuve que le tourment !
Surtout lorsque l’opprimé ne dispose d’aucun recours.
L’esclave ne jouit d’aucune considération,
Nulle part dans le monde.
Les gens d’autrefois nous disent :
« L’homme en tant qu’individu
Fait d’os et de chair,
De moelle et de nerfs,
De peau recouverte de poils et de cheveux,
Se nourrit d’aliments et de boissons ;
Mais son âme, son esprit vit de trois choses :
Voir ce qu’il a envie de voir,
Dire ce qu’il a envie de dire,
Et faire ce qu’il a envie de faire ;
Si une seule de ces choses venait à manquer à l’âme humaine,
Elle en souffrirait.
Elle s’étiolerait sûrement. »
En conséquence, les chasseurs déclarent :
Chacun dispose désormais de sa personne,
Chacun est libre de ses actes,
Chacun dispose désormais des fruits de son travail.
Tel est le serment du Manden
À l’adresse des oreilles du monde tout entier.

Tels sont les grands principes du respect de la vie humaine, de la liberté individuelle, ainsi que l’abolition de l’esclavage, qu’une confrérie de chasseurs proclame à la fin de l’année 1222. Beau sujet d’étonnement pour ceux qui considèrent l’Afrique comme une contrée sauvage, sans véritable histoire ! L’une des théories racistes les plus perverses est de donner à penser que l’histoire de l’Afrique se réduirait à la colonisation et à l’esclavage.

Extrait de Mes Etoiles Noires, Lilian Thuram, OP. CIT. p. 31