Joseph Anténor Firmin : anthropologue éclairé

Pendant que les anthropologues européens s’évertuaient à démontrer de toutes les façons possibles et imaginables la supériorité de la prétendue race blanche sur les autres, un anthropologue haïtien courageux, Joseph Anténor Firmin (1850-1911) affirma inlassablement l’unicité de l’espèce humaine.

« C’est donc dans cette ambiance scientifique très particulière, obsédé par les classifications, qu’Anténor Firmin est admis sur les bancs de la Société d’anthropologie de Paris. Il se mord les lèvres, il a du mal à en croire ses oreilles. Haïtien fier de sa République et de son héroïque histoire, comment ne serait-il pas profondément choqué, mortifié de voir affirmer l’inégalité des races humaines et l’infériorité native de la race noire ? Plutôt que d’interrompre les débats et de provoquer une violente discussion, dont il se doute qu’elle ne déboucherait sur rien, tant les personnalités présentes sont imbues d’elles-mêmes, il préfère publier, en 1885, un livre de six cent soixante-deux pages qu’il intitule De l’égalité des races humaines (Anthropologie positive).

Firmin possède une culture encyclopédique. En homme éclairé, positiviste, adepte d’une vision « objective » de la science telle que décrite par Auguste Comte, fondée sur des faits et non des spéculations, il soutient qu’une étude empirique de l’humanité, menée d’après des faits minutieusement récoltés, peut démontrer l’erreur des théories spéculatives sur l’inégalité des races.

Il reprend donc les travaux et mesures de l’anthropométrie, de la craniologie, utilise les tables et les chiffres de ses adversaires pour bâtir sa réfutation. Il agit de façon très intelligente, sans agressivité, avec simplicité et même humour. Critiquant la mythologie raciale à la mode, il affirme que la notion de race « pure » se discute si l’on considère combien les groupes humains ont fusionné, et il souligne que la notion de race sert surtout à diviser l’humanité. Il évoque et commente les facteurs climatiques et géographiques qui affectent le couleur de la peau et les traits physiques, il s’intéresse aux substances biochimiques du derme, domaines peu explorés jusque-là.

Il fait si bien qu’il réussit à réduire le discours des anthropologues à un ensemble d’affabulations. « Non sans ironie, écrit l’historienne Carole Reynaud Paligot, auteur de la République raciale, il compare les savantes mesures de Broca et de ses collègues à des « jeux puérils », ironise sur des séries de chiffres « où les races humaines bras dessus, bras dessous, dans une belle promiscuité », semblent « rire au nez des savants classificateurs », et il prophétise le « discrédit de leur science, quand viendra la critique du XXe siècle ».

Sa réfutation s’oriente non pas dans le « bon sens », qui permet si aisément toutes les dérives, mais dans le « sens du bon », respectant une éthique du vivre ensemble, à l’opposé de la haine qui divise. Il est nécessaire « en dernière analyse, écrit-il, d’examiner les conclusions auxquelles ont été logiquement acculés les savants qui soutiennent la thèse de l’inégalité des races. Si ces conclusions sont évidemment contraires à toutes les notions du progrès, de la justice […] ; si on peut les tenir pour possibles qu’à condition de renverser toutes les idées généralement reçues comme les plus conformes à la stabilité, à l’harmonie des hommes et des choses, aux aspirations qui sont le plus beau titre de l’humanité, ce sera une raison de plus pour écarter comme fausse la théorie dont elles sont déduites ». Or « les savants qui affirment que les races ne sont pas égales, en viendraient-ils donc à désirer un régime de distinction, l’établissement de vraies castes, dans la nation même à laquelle ils appartiennent ? »

Cet ouvrage très avant-gardiste passe inaperçu : Firmin est isolé, seul contre un milieu d’anthropologues qui fait le jeu du pouvoir politique et colonialiste. Quand on produit un discours trop différent du discours ambiant, on est automatiquement exclu. De plus, il est noir. Comment un Noir prétendrait-il détenir la vérité ?

Pour autant, Firmin ne perd rien de son humour. Alors même qu’il écrit son livre, il le sait condamné au silence. A quelqu’un qui un jour lui déclare : « l’inégalité morale des races est un fait acquis ! », il répond laconiquement : « En effet ». Et il note dans le livre son espoir que les mentalités aient enfin changé au XXVe siècle !

Mes Etoiles noires, p. 144 – 145