Le racisme aujourd’hui

L’épaisseur historique du racisme est considérable, et elle pèse lourdement sur ses formes actuelles. Mais le phénomène ne fait pas que se reproduire, quitte à être plus ou moins affaibli par l’action de ceux qui s’y opposent.

Il témoigne aussi d’une grande capacité à s’adapter aux changements sociaux, culturels et religieux et politiques de nos sociétés. Le racisme se transforme, et réapparaît un peu à la manière de l’hydre de la mythologie grecque, ce serpent monstrueux dont les têtes renaissaient chaque fois qu’elles étaient tranchées.

Le racisme n’est pas seulement un fléau qui se transmet de génération en génération, c’est aussi un mal qui se réinvente en même temps que change la vie collective. C’est ainsi qu’en un demi-siècle, il s’est profondément modifié dans les sociétés démocratiques, s’adaptant aux combats que mènent contre lui les démocrates et les acteurs antiracistes.

Un premier changement s’est opéré, d’abord aux États-Unis, à la fin des années 60, au moment où se radicalisait ce qui subsistait des mouvements noirs de la période antérieure, eux-mêmes consécutifs aux luttes pour les droits civiques des années 50. L’espace du racisme classique, explicite, traitant les Noirs comme des êtres inférieurs, tout juste bons à être exploités dans les champs de coton ou dans l’industrie, se rétrécissait, mais une nouveauté venait s’y substituer : le racisme devenait institutionnel, systémique.

Cela veut dire que personne ne tenait de propos racistes, ou de moins en moins, personne n’exprimait des préjugés liés à la couleur de peau, ou de moins en moins, mais cela n’empêchait pas les Noirs de continuer à être exclus ou discriminés de facto, dans l‘emploi notamment.

Le travail, le logement, l’école, la santé : autant de domaines où apparemment ce n’étaient plus des Blancs qui étaient racistes, mais le système, les institutions, des mécanismes abstraits, anonymes. Aujourd’hui, on sait fort bien distinguer les discriminations directes, celles où le raciste agit explicitement, et les discriminations systémiques, qui fonctionnent sans que des idées ou des préjugés racistes soient exprimés. Par exemple : si, dans une entreprise où il n’y a que des Français « de souche », l’embauche, quand un poste se libère, se fait à partir des relations familiales ou amicales de ceux qui sont déjà employés, il y a peu de chances que des Noirs ou des Maghrébins se fassent recruter. Personne n’exprime des affects racistes, mais le résultat est une discrimination massive.

Un deuxième changement s’est opéré à partir de la fin des années 70, perçu là aussi d’abord aux États-Unis, puis au Royaume-Uni et en Europe occidentale : à partir du moment où l’économie semblait pouvoir se passer d’une bonne partie de la main-d’œuvre non qualifiée, et où prospéraient les idéologies libérales à la Thatcher ou à la Reagan, le racisme est devenu, comme disent les spécialistes, « différentialiste ».

Aux États-Unis, les Noirs, peut-être parce qu’ils cessaient d’être indispensables dans les industries grosses consommatrices de main-d’œuvre non qualifiée, ont été décrits par les racistes non plus comme différents physiquement et inférieurs intellectuellement, mais comme différents culturellement. Le discours raciste a consisté alors à affirmer que les Noirs ne partagent pas les valeurs dominantes du pays, qu’ils préfèrent l’aide de l’État au travail et à la réussite sociale, et qu’ils se complaisent dans la déstructuration de la famille.

Ce type de discours a trouvé d’autres variantes dans d’autres pays, avec toujours l’idée, pour les racistes, qu’il existe des groupes qui ne s’adapteront pas culturellement aux valeurs de la société, et qu’il faut tenir leurs membres à l’écart, ou les expulser s’il s’agit d’immigrés.

Ce « nouveau racisme » ne s’intéresse apparemment pas aux caractéristiques biologiques ou physiques, réelles ou supposées, de ses cibles, mais à leur culture. En France, il vise tout particulièrement les Maghrébins, qu’il traite alors comme une menace culturelle (en tant qu’Arabes) ou religieuse (en tant que musulmans), et à qui il reproche, de façon tout à fait injuste, de ne pas vouloir s’intégrer.

Enfin, un phénomène nouveau est venu alimenter de nouveaux discours racistes : le retour de la race ou en tout cas l’ethnicisation de la vie collective. Ainsi, en France, de nombreuses identités collectives ont tenté depuis la fin des années 60 de s’affirmer dans l’espace public, et certaines d’entre elles ont revendiqué des dimensions parfois ethniques, ou bien ont demandé que leurs différences, y compris physiques, soient reconnues.

On se dit aujourd’hui juif, musulman, corse, arménien, d’origine maghrébine, noir, occitan, breton, etc., et cette poussée des identités s’accompagne parfois de tendances à la fermeture des groupes sur eux-mêmes, ce qu’on appelle le communautarisme. On peut craindre que celui-ci n’utilise des moyens d’exclusions de l’autre et de fermeture sur soi proches du racisme. On peut aussi penser que ce passage par des communautés intermédiaires soit le chemin vers une citoyenneté mondiale..

C’est ainsi que la fragmentation culturelle, religieuse et raciale risque constamment de nourrir des formes éclatées de racisme, porté alors par toutes sortes de groupes minoritaires, en même temps que par des membres du groupe majoritaire.

Il existe d’autres logiques à l’œuvre dans ces changements du racisme, et l’essentiel ici est dans ce qu’elles nous enseignent : les efforts pour faire reculer le racisme doivent tenir compte du fait que ce fléau est capable de s’adapter à eux, d’évoluer, de se transformer en même temps que les sociétés elles-mêmes se modifient.